Souvenirs du BRA de Raymond HENRY
« Que le temps passe vite… » chantait autrefois Mouloudji. Mon premier BRA, c’était au début des années soixante. La carte de route doit être dans une malle, au grenier, avec d’autres documents du temps jadis soigneusement conservés, mais un peu oubliés dans les trépidations de la vie actuelle. Le BRA était alors la plus prestigieuse randonnée de montagne sur la journée avec ses 250 km et le passage du Galibier et de la Croix-de-Fer. On regardait avec respect ceux qui arboraient sur la toile délavée de leur sac de guidon la petite médaille émaillée bleu et on rêvait d’être de ceux-là, mais avec quelque inquiétude sur ce qui nous attendait.
Je garde en mémoire le départ à toutes pédales du légendaire café du Rocher, à Grenoble, place de la Bastille et la remontée de la vallée de la Romanche dans la nuit noire, les cris : « rails ! Rails ! » répétés tout au long du peloton qui tout à coup ondulait. Ces traîtres rails coupaient en biais la chaussée, passant tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, causant des chutes. Puis les illuminations des usines sidérurgiques, les lueurs rouges des fours, les fumées des cheminées qui montaient vers les étoiles, et de nouveau les épaisses ténèbres à peine trouées par la procession des phares et des feux rouges. La rampe des Commères faisait le ménage et chacun, dorénavant, prenait son rythme, laissant les cyclosportifs s’expliquer. Le glacier de la Meije scintillait dans le petit matin. Pour le jeunot que j’étais commençait la féerie de la montagne, la vraie. Mon redoutable Ventoux provençal était bien loin de ces paysages grandioses !
Deux ans plus tard, toujours dans le sens Galibier – Croix-de-Fer, nous abordions la montée depuis Saint-Jean-de-Maurienne par une chaleur étouffante. J’avais rattrapé le couple Exubis. André Exubis était le président de la ligue de Provence et les obligations de cette fonction nuisaient à son entraînement. Sur leurs randonneuses Jo Routens toutes neuves, les Exubis attaquaient donc sagement la Croix-de-Fer, et moi de même. André, devant, était soucieux de son épouse Josette. « ça va ? Tu n’as pas faim ? Veux-tu boire ? Change de braquet, ménage-toi. Ne force pas… » etc. Josette ne disait rien et montait. Dix kilomètres plus loin, les rôles se trouvaient inversés. Josette était devant et encourageait son mari qui, dans sa roue, avait triste mine : « Veux-tu boire ? Veux-tu un biscuit ? Courage, allez, on devine le sommet au-dessus des lacets… » La cadence avait baissé. Je pris les devants et je ne puis dire la suite, mais tous deux terminèrent.
En 1967, c’était le « BRA olympique », organisé dans le cadre de la Semaine fédérale de cyclotourisme qui se tenait à Grenoble et précédait les 10èmes jeux olympiques d’hiver 1968. L’après-midi, les nuages commencèrent à s’amonceler sur les sommets. Je ne musardai pas et je réussis à rentrer à Grenoble juste avant que l’orage ne se déchaîne. Les bourrasques de vent étaient déjà violentes et une cheminée dégringola dans une rue juste après mon passage. L’orage fit des dégâts et beaucoup se souvinrent des péripéties de cette édition !
Une autre fois (BRA 1973), il avait beaucoup plu la veille. A Rochetaillée, nous avions tourné à gauche vers la Croix-de-Fer. Dans le défilé de Maupas, un torrent traversait la chaussée, ayant déjà roulé des pierres en abondance. Beaucoup de cyclistes firent demi-tour. Comme d’autres cependant, je me déchaussai, mis les socquettes dans le sac de guidon, le vélo sur l’épaule, les chaussures à la main et, de l’eau à mi-mollet, nous traversâmes tant bien que mal le flot. Dans cette partie, lorsque l’été avait tardé à venir, la route traversait généralement un tunnel creusé dans la neige d’une gigantesque congère.
En juillet 1977, je fis en montant la Croix-de-Fer côté Rochetaillée la connaissance de Jules ARNAUD, qui allait être le dévoué président des Cyclotouristes Grenoblois. Il était à tandem avec son épouse. Nous bavardâmes. Il me confia qu’il avait manqué de peu l’acquisition d’un beau tandem qu’il avait vu en vente lors de la Journée Vélocio de Saint-Etienne, une semaine auparavant. Par hasard, il se trouvait que je l’avais précédé d’une petite heure dans cet achat !
En 1983, la participation était pléthorique. On avait officiellement arrêté les inscriptions à 5000, mais il y avait bien 500 à 600 cyclos de plus sur le parcours. Le contrôle ravitaillement du sommet de la Croix-de-Fer était embouteillé. Ayant rapidement fait tamponner ma carte de route et sans rien consommer, je m’engageai dans la descente sur Saint-Jean-de-Maurienne. La route était parsemée de nombreux nids de poule et les cyclistes descendaient au ralenti sur la chaussée étroite. Avec mes pneus de 650, je craignais moins de talonner, aussi n’étais-je pas aussi précautionneux. Pour tout avouer, je descendis « un peu vite » les premiers kilomètres pour me dégager au plus tôt de cette situation accidentogène. Ensuite, j’achetai à l’épicerie de Saint-Jean un complément de nourriture et je pris mon repas tranquillement. Dans le col du Télégraphe, tout allait bien. Mais dans le Galibier, la chaîne se mit à sauter sur la petite denture de la roue libre dès que je forçais car la roue se mettait en travers. Je m’aperçus alors que mon axe arrière était cassé, probable conséquence d’un nid de poule plus traître que les autres dans la Croix-de-Fer. Les deux morceaux de l’axe du Maxi-Car tenaient grâce aux papillons Bell de ma bonne vieille randonneuse Jo Routens. Je terminai donc le Galibier au ralenti. Mais, dans la vallée qui me ramenait à Grenoble, ce fut le supplice : mes forces étaient intactes mais impossible d’appuyer trop fort sur les pédales ! J’enrageai de ne pouvoir prendre les roues des groupes qui maintenant me dépassaient à toutes pédales. Je parvins néanmoins à bon port. Je trouvais à l’arrivée Jo Routens, frais comme un gardon, qui avait bien sûr terminé avant moi, comme d’habitude.
Les circonstances m’éloignèrent ensuite du rituel rendez-vous du BRA, mais il m’a fait aimer la montagne, et ses paysages autant que son ambiance restent parmi mes plus beaux souvenirs.
Raymond HENRY
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