À propos de "muletiers"...
Cet article a pour origine des échanges qui ont eu lieu (pendant une période de confinement) sur la liste de diffusion du Club des cent cols, à propos de la terminologie à utiliser pour définir les différentes sortes de voies de communication, particulièrement en pays montagneux. Il y a eu rapidement consensus sur le fait que, dans le langage courant, le terme de "route" était devenu à peu près synonyme de "route goudronnée" (terme générique que tout le monde comprend et utilise, même si le liant employé n'est plus du goudron), qu'on pouvait le regretter mais qu'on n'allait pas lutter contre.
Le mulet, instrument d'évaluation de la viabilité ?
Le débat s'est ensuite focalisé sur l'opportunité d'employer le terme "muletier" pour désigner toutes les voies (pistes, chemins, sentiers...) non goudronnées. Cet usage, à mon avis fautif, est largement répandu parmi les cyclos. Il a même été d'une certaine façon "officialisé" par le "Guide Cyclo-muletier" publié par Michel de Brébisson en 1991 : "On nomme muletier tout cheminement non goudronné".
En fait, cette définition sert plus à classer les cyclistes que les voies qu'ils empruntent : il y a ceux qui ne parcourent que des routes (goudronnées), et ceux qui vont un peu partout. Concernant le type de voie, elle est beaucoup trop imprécise pour être informative , mettant dans le même sac des sentiers de chèvres (voire l'absence de sentier) et de larges pistes empruntées par des autocars et des semi-remorques. Conséquence regrettable de l'emploi incorrect de l'adjectif muletier comme substantif. Alors que les expressions piste muletière, chemin muletier, sentier muletier évoquent clairement un certain type de voie.
Un "muletier", ça ?
Le terme piste me paraît convenir pour désigner tout ce qui est non goudronné et carrossable. Nous l'employons souvent dans ce sens, ce qui correspond au "R" de la classification du Club des cent cols. On peut préciser ce qu'on entend par carrossable : par exemple, fréquentable par un véhicule motorisé terrestre à 4 roues ou plus. Ce qui définit encore une catégorie assez large, allant des semi-remorques aux véhicules plus ou moins légers spécialisés. Le contexte devrait permettre d'écarter toute confusion avec d'autres sens possibles du mot : de danse, d'atterrissage (encore que, parfois ...)
Je dirais ensuite que le véritable (chemin, sentier) muletier commence là où même un 4x4 de franchissement sérieux doit déclarer forfait. Cela correspond en gros à l'entrée de la catégorie "S" du Club des cent cols. Il devrait y avoir logiquement une limite de l'autre côté de l'échelle de viabilité, certaines voies étant inaccessibles aux mulets, soit à cause d'un escarpement excessif (un mulet n'est pas un chamois), soit en raison de l'encombrement de son chargement (un mulet n'est pas un animal de compagnie).
Que disent nos dictionnaires ?
Comme dit plus haut, si on laisse de côté le substantif qui désigne la personne qui conduit le mulet, "muletier" est un adjectif utilisé la plupart du temps pour qualifier une voie de communication : sentier, chemin, etc. Ainsi utilisé il signifie, d'après différents dictionnaires d'aujourd'hui, "où passent les mulets" ou "propre aux mulets", ou "étroit et escarpé mais accessible aux mulets". Plus officiellement peut-être, et de manière plus précise, le Centre national de ressources textuelles et lexicales (créé par le CNRS) définit un sentier ou chemin muletier comme [sentier, chemin] "étroit et escarpé, qui est censé n'être gravi que par des mulets". Ces voies sont donc définies, de manière indirecte, par le fait qu'elles soient fréquentables par cet animal. Le mulet est donc l'étalon, en quelque sorte. Ce qui renseigne finalement assez peu le touriste d'aujourd'hui, qui n'a pas forcément une idée précise de ce dont un mulet est capable, étant donné que l'animal est devenu plutôt rare dans nos montagnes.
Que disent les cartes françaises?
Sans surprise, un petit survol de mes cartes à petite échelle (qui datent pour la plupart de quelques décennies) montre que, grosso modo, celles qui font explicitement allusion aux chemins ou sentiers muletiers les situent entre les voies carrossables et les sentiers pour piétons. Ces chemins sont assez généralement figurés par un trait plein. Les cartes de l'IGN ne parlent pas de chemins muletiers, et le créneau correspondant est occupé par ce qui est appelé "chemin d'exploitation, laie forestière", figuré aussi par un trait plein. Parmi les miennes, les seules cartes françaises civiles qui emploient l'expression "sentier muletier" sont celles publiées par les éditions Didier et Richard (sur base IGN). Elles placent ce type de voie entre "chemin d'exploitation" et "sentier" (implicitement piétonnier).
Mais à l'époque où le mulet était un moyen de transport usuel, il était primordial que la terminologie des voies de communication fasse référence à lui. Il est même arrivé qu'on aille assez loin dans la précision. Voici, à titre d'exemple, comment nos militaires, grands utilisateurs de mulets par le passé, classaient les chemins de montagne à la fin du XIXème siècle :
Extrait de l'ouvrage militaire "Voies de communication du Queyras" (1883)
Les voies étant classées ci-dessus par ordre décroissant de viabilité, on constate, sans surprise, que le mulet d'artillerie était celui qui avait besoin de plus d'espace, surtout celui qui portait un affût. Chargé, il "menait large", comme on peut le voir sur la photo ci-dessous :
Mulets d'artillerie lors de manœuvres en Vanoise (fin XIXème)
L'ouvrage sur le Queyras décrit une cinquantaine de cols, dont des cartes permettent, au moyen des signes conventionnels précédents, d'évaluer la viabilité des accès. De plus, une colonne de texte spéciale fournit souvent des informations complémentaires. Par exemple, le Col du Grand Collet (appelé aujourd'hui Le Grand Coulet, FR-05-1869 pour les centcolistes), n'est en principe qu'un "sentier accessible à l'infanterie" d'après la carte. Mais la précision suivante est apportée "Ancien chemin de Catinat qui peut être suivi par les mulets du pays". Mulets de plaine, s'abstenir ?
Et chez nos voisins ?
La légende quadrilingue de mes cartes Kompass des années 70 permet d'avoir des correspondances, sinon des traductions, de "sentier (ou chemin) muletier" dans plusieurs langues parlées dans les Alpes.
Pour l'italien, Kompass indique "strada mulattiera" (on se réfère donc, comme en français, au mulet). Les dictionnaires en ligne d'aujourd'hui indiquent que "mulattiera" est un substantif qui, à lui seul, signifie "sentier (ou chemin) muletier".
Pour l'anglais, le terme utilisé par Kompass est "bridle path" (référence indirecte à un équidé, "bridle" signifiant "bride"), que mon "Robert et Collins" traduit par "allée cavalière". Cette dernière expression évoque plutôt pour moi quelque chose d'assez lisse et peu pentu, donc assez différent d'un chemin muletier alpin. Mon confrère du club des cent cols Graham Cutting, anglophone et bon connaisseur de la cartographie, partage un peu cet avis et me signale l'emploi de "mule track" dans des régions franchement montagneuses. Revoilà donc notre animal !
Pour l'allemand, c'est un peu différent. Kompass propose "Saumweg" ou "Saumpfad". "Weg" et "Pfad" signifient bien chemin, et le substantif "Säumer" dérivé de "Saum" se traduit bien par "muletier" (personne conduisant le mulet). Mais il faut chercher un peu plus loin la compréhension de "Saum" (qui signifie "ourlet" en allemand d'aujourd'hui, d'après les dictionnaires en ligne consultés). En latin classique, "sagma" signifiait "bât" ou "charge". Devenu en latin tardif "sauma", ce mot a donné l'allemand "Saum", ainsi que le français "somme" (qui ne subsiste plus guère, dans ce sens, que dans l'expression "bête de somme"). Merci aux centcolistes Jean-Michel Clausse, Martin Gugg et Ludger Vorberg pour leur aide ! Ce dernier me précise en outre que "le mot Saumpfad se comprend encore [en Allemagne], dans le sud au moins".
Le mulet, auxiliaire du cyclotouriste montagnard ?
On trouve sur la couverture des premières éditions (1897 et 1898) des "Itinéraires avec profils des pentes" de H. Dolin et E. Revel (les célèbres "profils Dolin") le dessin suivant :
J'ai toujours eu du mal à croire à l'effectivité d'un tel remorquage, et plutôt pensé à une aimable fantaisie du dessinateur Eugène Revel. Comment pouvait-on, sur les routes empierrées de l'époque, rester durablement en équilibre sur son vélo à la vitesse d'un mulet au pas dans une pente ? Mais assez récemment, à la lecture d'un récit paru dans le premier annuaire de la section de la Drôme du Club alpin (1891), mon avis a évolué. Il s'agit d'une excursion dans le Vercors, contrariée par une pluie persistante qui a incité les participants à utiliser des voitures (hippomobiles). On est dans la montée de Saint Martin vers Saint Julien, les chevaux vont au pas et le narrateur écrit : "Celle [la voiture] qui précède immédiatement la nôtre ne ressemble pas aux autres, car elle est munie d'un appendice assez étrange (...) une ficelle longue de plusieurs mètres, nouée au marchepied, à l'arrière ; à l'autre bout de la ficelle, une bicyclette et sur cette bicyclette un bicycliste, l'une portant l'autre, les chevaux traînant le tout (...) Par suite d'une idée fort ingénieuse, la ficelle ci-dessus, le lecteur l'aura compris, était destinée à compenser les effets d'une montée trop rude (...)."
Un tel remorquage paraît donc avoir été possible...
Un autre type d'aide "muletière" était dûment signalé dans les mêmes fascicules, nettement moins inattendu, et qui semble avoir bénéficié d'une véritable organisation en faveur des touristes cyclistes :
Extrait des "Itinéraires avec profils des pentes" de Dolin et Revel, édition de 1897
On voit que le dispositif utilisé n'est pas très différent de certains qu'on rencontre de nos jours à l'arrière des voitures (automobiles, cette fois)...
Dans l'édition suivante (1906) des "profils Dolin", les couvertures sont encore dessinées par Revel, mais il s'agit cette fois de paysages, le remorquage a disparu. Ainsi que les mulets transporteurs de bicyclettes.
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